Le contrôle de légalité: le point de vue du praticien

Alain Boyer[1]

Sommario: 1. Le point de vue de l’élu. – 1.1. Le personnel politique. – 1.2. Les agents des collectivités territoriales. – 2. Le point de vue de l’avocat. – 2.1. Le particularisme du préfet requérant dans le cadre du contrôle de légalité. – 2.2. Le déféré provoqué.

Les organisateurs du colloque m’ont demandé de présenter le point de vue du praticien sur le contrôle de légalité des actes des collectivités territoriales françaises.

Quel praticien? J’exerce à la fois comme avocat spécialiste de droit public et à ce titre j’ai eu l’occasion de défendre les intérêts de collectivités territoriales mais j’exerce aussi comme élu en qualité de conseiller municipal d’une commune de plus de 60 000 habitants en charge de la commande publique.

Quel contrôle de légalité des actes des collectivités territoriales? Le contrôle de légalité des actes des collectivités territoriales est défini par les articles L2131-1 et suivants du code général des collectivités territoriales pour les communes, les articles L 3132-1 et suivants du code général des collectivités territoriales pour les départements et les articles L 4142-1 et suivants du code général des collectivités territoriales pour les régions.

Ces dispositions soumettent le caractère exécutoire de certains actes des collectivités territoriales à l’accomplissement d’une double formalité consistant d’une part dans la publicité de l’acte et d’autre part dans la transmission de l’acte au préfet. Le champ d’application de l’obligation de transmission est établi sous la forme d’une liste d’actes.

Les actes des collectivités territoriales ne figurant pas sur cette liste ne sont pas soumis à l’obligation de transmission. Ils n’échappent cependant pas au contrôle de légalité. Le code général des collectivités territoriales prévoit que les actes des collectivités qui ne sont pas soumis à l’obligation de transmission sont exécutoires de plein droit dès leur publication tout en prévoyant que le préfet peut en solliciter la communication pour éventuellement déférer l’acte au tribunal administratif compétent.

Ainsi, le mécanisme légal de contrôle de légalité du préfet repose sur l’information du préfet de l’acte de la collectivité soit par transmission obligatoire soit par communication sollicitée et sur le déféré préfectoral qui constitue, selon la nature de l’acte déféré, soit un recours pour excès de pouvoir[2] soit un recours de pleine juridiction[3].

Au sens strict, le contrôle de légalité n’est pas exercé par le préfet. Il a simplement le pouvoir de déclencher ce contrôle qui est réalisé par le juge administratif. Ce point distingue radicalement la situation actuelle de celle qui existait avant les lois de décentralisation promulguées à partir de 1982. En effet, avant 1982, le contrôle de légalité était exercé directement par le préfet à travers la tutelle sur les actes, le juge administratif n’intervenant que dans la mesure où la collectivité territoriale contrôlée le saisissait de la légalité de la mesure de tutelle.

Pour terminer cette rapide présentation, il faut également avoir à l’esprit une sorte de contrôle de légalité des actes des collectivités territoriales d’origine jurisprudentielle qui trouve son fondement dans l’intérêt à agir reconnu au contribuable local contre les décisions locales ayant un impact financier. En pratique, cette voie de contrôle est très peu utilisée et présente ainsi un caractère anecdotique mais qui, sur le plan des principes, souligne le rôle particulier que la jurisprudence reconnait au contribuable local.

Dans les développements qui vont suivre il ne sera question que du contrôle de légalité exercé par le préfet en abordant dans un premier temps le point de vue de l’élu puis dans un second temps celui de l’avocat.

1. Le point de vue de l’élu.

On distinguera les réactions du personnel politique de celles des agents des collectivités territoriales.

1.1. Le personnel politique.

Mon expérience d’élu est très réduite, ce qui relativise sans aucun doute la portée des remarques et des observations qui vont suivre. D’autre part, ces remarques et observations sont celles d’un élu municipal débutant. Il n’est peut-être pas certain qu’un élu départemental ou régional ait le même ressenti. Quelques traits remarquables sont perceptibles très rapidement lorsque l’on commence à être confronté à l’exercice d’un mandat local.

Tout d’abord, il apparaît que le personnel politique local accepte de façon générale l’existence du contrôle de légalité du préfet. Plusieurs raisons concourent à expliquer cette acceptation globale.

Une première raison tient au légalisme des élus. Les élus sont des républicains et à ce titre ont de façon générale un profond respect des institutions, du Parlement et de la loi. Ils sont profondément marqués par l’idée rousseauiste selon laquelle la loi est l’expression de la volonté générale. Ils souhaitent exercer leur mandat conformément aux lois c’est-à-dire à la volonté générale. Le contrôle de légalité du préfet y participe.

Une deuxième raison tient au risque pénal. Les élus ont conscience que les administrés ne se contentent plus nécessairement d’obtenir l’annulation d’une décision administrative voire ne se contentent plus de l’octroi de dommages et intérêts. Certains administrés souhaitent voir pénalement condamnés l’élu responsable. Le contrôle de légalité est alors perçu par l’élu comme un mécanisme de garantie prévenant la constitution d’un délit pénal.

La troisième raison de l’acceptation du contrôle de légalité du préfet sur les actes des collectivités territoriales par les élus tient dans le caractère non systématique du contrôle. Précédemment, nous avons indiqué que certaines décisions locales faisaient l’objet d’une transmission obligatoire au préfet au titre du contrôle de légalité. Mais transmission ne signifie pas contrôle systématique. Le contrôle des actes transmis se fait de façon aléatoire si bien que ce contrôle n’apparaît pas comme trop contraignant pour les élus. Certaines matières font cependant l’objet d’une vigilance particulière de la part des services de la préfecture. On peut à cet égard citer l’urbanisme et la commande publique. Le caractère aléatoire de ce contrôle s’explique par l’impossibilité matérielle pour les services de contrôle de la préfecture de faire face à la masse des décisions locales devant être transmises.

Enfin, la dernière raison que l’on peut avancer à cette acceptation est liée aux modalités concrètes de ce contrôle. Bien souvent, une discussion s’engage avec les services de la préfecture sur la légalité de la décision si bien que le déféré préfectoral de l’acte devant le tribunal administratif ne se produira que si la commune n’a pas fourni les explications demandées ou a refusé de modifier la décision litigieuse.

Si le mécanisme de contrôle de légalité des actes locaux est ainsi globalement accepté par les élus, il y a certaines modalités de contrôle qui le sont moins et font l’objet d’un véritable rejet de la part des élus. A cet égard, le mécanisme de contrôle du quota de logements sociaux dans les communes est particulièrement révélateur. Il s’agit d’un mécanisme de contrôle spécifique distinct du mécanisme de contrôle de légalité de droit commun que l’on a jusqu’ici évoqué.

La loi Solidarité et renouvellement urbain du 13 décembre 2000 a introduit une obligation à la charge des communes de disposer sur leurs territoires de 20% de logements sociaux. Ce pourcentage a été porté par la suite à 25% pour certaines communes.

Cette obligation a été instaurée afin d’assurer la mise en œuvre du droit constitutionnel à un logement décent et en réaction aux difficultés importantes que connaissent certaines personnes à trouver un logement sur le marché libre en raison du coût élevé des loyers.

La sanction de l’irrespect par une commune du quota de logements sociaux prend la forme d’un arrêté de carence pris par le préfet par lequel il prononce une pénalité financière qu’il peut compléter par une confiscation à son profit de certaines compétences communales relevant du droit de l’urbanisme (octroi des permis de construire, droit de préemption) ou du droit au logement (contingent communal loi DALO « droit au logement opposable)[4].

La ville dans laquelle je suis conseiller municipal dispose de 19% de logements sociaux alors que nous devrions en disposer de 25%. Un constat de carence a été dressé par le préfet et une «amende» importante a été fixée. Cette décision a été très mal acceptée par les élus de la majorité municipale. En effet, sur le plan politique, il y a eu un changement de majorité politique en 2020. Or, la carence en logements sociaux est liée à la politique conduite par l’ancienne équipe municipale qui a exercé deux mandats. Au moment même où une nouvelle majorité arrive, le préfet lui retire des moyens financiers sur le fondement d’une action conduite par la majorité précédente. Juridiquement, la position du préfet est fondée en ce qu’il ne sanctionne pas une majorité politique mais une commune. Cependant, du point de vue de l’opportunité de la mesure, plusieurs éléments auraient dû être pris en compte et ne l’ont pas été: cette commune est l’une de celle qui dispose du plus grand nombre de logements sociaux du département; cette commune est l’une des plus pauvres du département ; enfin, cette commune est soumise à la loi littoral ce qui a pour effet de limiter les possibilités de construire.

1.2. Les agents des collectivités territoriales.

En ce qui concerne les agents des collectivités territoriales, il convient de distinguer les agents des services administratifs de ceux des services techniques car l’impératif du respect de la légalité n’est pas perçu de façon similaire.

Pour les agents des services administratifs, la prise en compte de la loi et le fait de travailler dans une perspective de respect de la légalité ne soulève pas de difficultés majeures. Certes, il convient de mettre en place des processus qui permettent de satisfaire à l’exigence de qualité juridique, d’organiser des formations qui permettent de maintenir le niveau de connaissances juridiques des personnels, de prendre des circulaires et des instructions de service pour orienter le travail des services dans le respect des exigences légales. Cette action visant à la pénétration de la légalité au sein des services administratifs est relativement aisée car l’impératif de légalité fait partie en quelque sorte du «bagage culturel» de ce personnel.

Pour les services techniques, la question de la prise en compte de la loi est plus délicate car, dans ces services, la loi et plus généralement le droit sont perçus comme des contraintes et non comme un élément de la qualité du travail que l’on doit conduire. Cette difficulté pour les services techniques à prendre en compte les exigences légales est assez prégnante dans la préparation des marchés publics.

En effet, la préparation d’un marché public nécessite la définition du besoin de la collectivité acheteuse. La définition de ce besoin est l’œuvre des services opérationnels c’est-à-dire pour une grande part des services techniques. La définition de ce besoin est capitale. Capitale car cela permettra in fine d’obtenir le bien ou le service dont la collectivité a réellement besoin. Capitale aussi car de la définition du besoin dépend la réponse des entreprises. Capitale enfin car la définition de ce besoin conditionne la qualité juridique du marché et donc sa légalité.

Or, les services techniques considèrent cette exigence comme secondaire voire comme tatillonne. Tout un travail d’explication doit être entrepris en direction de ces services pour changer leur regard sur les exigences légales. Pour les marchés, cela passe par exemple par l’élaboration d’un guide interne des marchés, par la désignation au sein des services d’un référent marché….

2. Le point de vue de l’avocat.

L’avocat ne peut que constater que le préfet exerçant le contrôle de légalité n’est pas un justiciable comme les autres ce qui peut inciter certains requérants ordinaires à chercher à «instrumentaliser» le contrôle de légalité du préfet.

2.1. Le particularisme du préfet requérant dans le cadre du contrôle de légalité.

Cette spécificité du préfet requérant contre une décision d’une collectivité territoriale ressort de la Constitution et de son interprétation par le Conseil constitutionnel. La Constitution, non révisée sur ce point depuis 1958, prévoit dans son article 72 que «dans les collectivités territoriales de la République, le représentant de l’État, …, a la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois.» Le Conseil constitutionnel, dans sa décision 82-137 DC, a jugé que le contrôle de légalité institué par les lois de décentralisation permettait de satisfaire l’intégralité des exigences de l’article 72 de la Constitution c’est-à-dire de respect des intérêts nationaux, de contrôle administratif et de respect des lois. Dans cette même décision, le juge constitutionnel a déclaré non conforme à la Constitution des dispositions législatives qui entravaient l’exercice par le préfet de son contrôle de légalité[5]. Le législateur a parfaitement retenu la leçon en dotant le préfet de prérogatives qui en font un requérant particulier dans le cadre du contrôle de légalité.

Il ressort de la lecture combinée de l’article L2131-6 du code général des collectivités territoriales et de l’article L 554-1 du code de justice administrative que le préfet qui saisit un tribunal administratif de la légalité d’un acte d’une collectivité territoriale, y compris la Nouvelle-Calédonie, peut assortir ce déféré d’une demande de référé suspension pour laquelle il n’aura pas à démontrer l’urgence à suspendre pour obtenir satisfaction et cela contrairement au requérant ordinaire. En quelque sorte, l’urgence à suspendre l’acte déféré par le préfet constitue une présomption irréfragable qui s’explique bien entendu par les intérêts capitaux défendus par le préfet. Il n’en demeure pas moins vrai que cela place le préfet dans une situation beaucoup plus favorable que le requérant ordinaire pour obtenir la suspension car, dans le référé suspension ordinaire, le juge administratif vérifie en premier lieu si la condition d’urgence est remplie avant d’examiner le fond du référé. De très nombreuses irrecevabilités des référés ordinaires sont prononcées en raison du défaut d’urgence.

D’autre part, le législateur n’hésite pas à écarter temporairement l’application d’un principe fondamental du droit public constitué par le caractère exécutoire des décisions administratives pour favoriser l’exercice par le préfet de son contrôle de légalité. Les articles L2131-6 du code général des collectivités territoriales et L554-2 du code de justice administrative prévoient que si le préfet introduit un référé suspension devant un tribunal administratif dans les 10 jours de la transmission de l’acte qui lui en a été faite par la collectivité territoriale en matière d’urbanisme, de marchés publics ou de délégation de service public, une telle demande en justice aura pour effet de suspendre temporairement l’exécution de la décision juridictionnelle qui devra impérativement intervenir dans le délai d’un mois de la requête, faute de quoi la décision administrative locale retrouvera son caractère exécutoire. Là encore, le préfet se voit doter d’une prérogative qui le distingue du requérant ordinaire. En effet, pour le requérant ordinaire, la suspension du caractère exécutoire d’une décision administrative ne peut être prononcée que par une décision juridictionnelle statuant sur une demande qu’il a formé à cette fin. La demande de suspension du préfet en matière d’urbanisme, de marchés publics et de délégation de service suspend, par elle-même et dans l’attente de la décision juridictionnelle, le caractère exécutoire de la décision locale.

Enfin, il existe également un référé-liberté ouvert au préfet qui se distingue du référé-liberté ordinaire en ce que l’urgence n’est pas une condition de sa recevabilité et que, d’autre part, son champ d’application est plus étendu dans la mesure où ce référé-liberté vise non seulement les décisions compromettant l’exercice d’une liberté mais aussi celles portant atteintes aux principes de laïcité et de neutralité du service public. Cette extension du champ du référé-liberté du préfet est directement fondée sur la nécessité de défendre les intérêts nationaux et d’assurer le respect des lois.

Ces prérogatives particulières accordées au préfet dans le contrôle de légalité combinées avec l’idée que se font certains selon laquelle le juge administratif prête une oreille attentive aux souhaits du préfet peuvent conduire des requérants à tenter d’instrumentaliser le contrôle de légalité au moyen de ce que la doctrine a appelé le déféré provoqué.

2.2. Le déféré provoqué.

Le déféré provoqué ou sur demande est une variante du déféré préfectoral prévu par le code général des collectivités territoriales[6] et qui consiste pour des administrés à demander au préfet de déférer au juge administratif une décision locale[7]. Plusieurs précisions doivent être faites pour en mesurer l’intérêt.

Tout d’abord, le déféré provoqué peut permettre de contourner les règles de recevabilité des recours devant le juge administratif. En effet, un administré ne sera recevable à attaquer une décision locale devant le juge administratif que s’il dispose d’un intérêt à agir. Le déféré provoqué qui consiste à demander au préfet de saisir le juge administratif d’une décision locale est ouvert non seulement à l’administré qui disposerait d’un intérêt à agir devant la juridiction administrative mais aussi à un administré qui ne disposerait pas d’une telle faculté.

Ensuite, la demande de déférer un acte doit être adressée au préfet dans les deux mois de la décision locale. Le préfet demeure libre de déférer. Le refus de déférer est insusceptible de recours mais l’administré dispose alors d’un délai de deux mois pour saisir le juge administratif compétent de la décision locale sous réserve qu’il dispose d’un intérêt à agir.

Enfin, la demande de déférer ne peut porter que sur les actes des collectivités territoriales qui font l’objet d’une transmission obligatoire.

Les évolutions législatives qui sont intervenues depuis 1982 notamment sur les référés et la jurisprudence du Conseil d’État ont très largement fait disparaître l’intérêt que pouvait avoir en 1982 la procédure de déféré provoqué[8].

  1. Maître de conférences, Université de Toulon, Centre de droit et de politique comparés JC Escarras.
  2. CE 25 juillet 1991 Brasseur req. n. 80969.
  3. CE 23 décembre 2011 Ministre de l’intérieur, de l’outre-mer et de l’immigration req. n. 348657 et 348648; CE 9 mai 2021 Syndicat départemental des ordures ménagères de l’Aude req. n. 355665.
  4. Article L302-5 du code de la construction et de l’habitation.
  5. C.const 82-137 DC du 25 février 1982 droits et libertés des communes, départements et régions.
  6. Articles L2131-8 pour les communes, L 3132-3 pour les départements et L4142-3 pour les régions du code général des collectivités territoriales.
  7. CE 22 juillet 2021 req. n. 436105.
  8. Cécile Jebeili «le déféré sur demande» JCP collectivités territoriales 2004 p. 10.